La Reine des poissons. II.

C'est comme moi, dit la petite fille, quand j'emporte des poissons dans mon panier, je les entends qui chantent si tristement, que je les rejette dans l'eau... Alors on me bat chez nous !

- Tais-toi, dit Tord-Chêne, tu déranges mon neveu de son travail. Je te connais bien, avec tes dents pointues couleur de perle... Tu es la Reine des poissons ... mais je saurai bien te prendre un certain jour de la semaine, et tu périras dans l'osier... dans l'osier ! Les menaces que Tord-Chêne avait faites ne tardèrent pas à s'accomplir. La petite fille se trouva prise sous la forme de poisson rouge, que le destin l'obligeait à prendre certains jours. Heureusement, lorsque Tord-Chêne voulut, en se faisant aider de son neveu, tirer de l'eau la nasse d'osier, ce dernier reconnut le beau poisson rouge à écailles d'or qu'il avait vu en rêve, comme étant la transformation accidentelle de la petite pêcheuse.

Il osa la défendre contre Tord-Chêne et le frappa même de sa galoche. Ce dernier, furieux, le prit par les cheveux, cherchant à le renverser; mais il s'étonna de trouuver une grande résistance; c'est que l'enfant tenait des pieds à la terre avec tant de forces, que son oncle ne pouvait venir à bout de le renverser ou de l'emporter, et le faisait en vain virer dans tous les sens.

Au moment où la résistance de l'enfant allait se trouver vaincue, les arbres de la forêt frémirent d'un bruit sourd, les branches agitées laissèrent siffler les vents, et la tempête fit reculer Tord-Chêne, qui se retira dans sa cabane de bûcheron.

Il en sortit bientôt, menaçant et terrible; dans sa main brillait une hache.

Le jeune roi des forêts, victime de Tord-Chêne, savait déjà son rang, qu'on voulait lui cacher. Les arbres le protégeaient, mais seulement par leur masse et leur résistance.

En vain les broussailles et les bourgeons s'entrelaçaient de tous côtés pour arrêter les pas de Tord-Chêne. Celui-ci a appelé ses bûcherons et se trace un chemin à travers ces obstacles. Déjà plusieurs arbres, autrefois sacrés du temps des vieux druides, sont tombés sous les haches et les cognées.

Heureusement, la Reine des poissons n'avait pas perdu de temps. Elle était allée se jeter aux pieds de la Marne, le l'Oise et de l'Aisne, les trois grandes rivières voisines, leur représentant que si l'on arrêtait pas les projets de Tord-Chêne et de ses compagnons, les forêts trop éclaircies n'arrêteraient plus les vapeurs qui produisent les pluies et qui fournissent l'eau aux ruisseaux, aux rivières et aux étangs; que les sources elles-mêmes seraient taries et ne feraient plus jaillir l'eau nécessaire à alimenter les rivières; sans compter que tous les poissons se verraient détruits en peu de temps, ainsi que les bêtes sauvages et les oiseaux.

Les trois grandes rivières prirent là-dessus de tels arrangements que le sol où Tord-Chêne, avec ses terribles bûcherons, travaillaient à la destruction des arbres - sans toutefois avoir pu atteindre encore le petit prince des forêts - fut entièrement noyé par une immense inondation, qui ne se retira qu'après la destruction entière des agresseurs.

Ce fut alors que le Roi des forêts et la Reine des poissons purent de nouveau reprendre leurs innocents entretiens.

Ce n'était plus un petit bûcheron et une petite pêcheuse, mais un Sylphe et une Ondine.

Gerard de Nerval