Une alouette intelligente.
Deux jeunes garçons font l'école buissonnière sur le rebord d'un vaste plateau de laves couvrant une partie du versant sud des Cévennes.
Nous entendîmes les aboiements d'un chien.... Après trois cents pas environ, nous nous arrêtames : nous étions au bord de la Mare-aux-chardonnerets.
Ce vaste plateau renferme entre ses larges bancs de sable et de gravier, de nombreuses masses de basalte. Ces blocs, le plus souvent s'aplatissent au niveau du sol, se creusent en entonnoir, et forment de vastes conques, ovales ou rondes où s'amassent les eaux de pluie. La lande étant d'une aridité africaine, les paysans se sont groupés autour de ces citernes naturelles où se désaltère le bétail; leur seule richesse possible.
Dès le matin, les troupeaux viennent boire à la Mare-aux-chardonnerets; plus l'eau, un moment troublée, vaseuse, redevient clame et d'une limpidité de cristal. Alors arrivent des jardins de la ferme et des profondeurs de la lande, en chantonnant, en voletant, des bnades d'oiseaux ... C'est, jusqu'au soir, autour de la mare, des pépiements, des chants, des bruits d'ailes.
Nous arrivons juste au moment propice pour faire une bonne chasse: il allait être midi; heure où les oiseaux, épuisés de fatigue et accablés de chaleur, aiment à folâtrer autour de l'eau. Pour les empêcher de boire, nous nous mîmes à former, au bord de la mare, un rempart de grosses pierres... laissant ça et là de petites portes pour placer nos gluaux. Cela fait, nous courûmes nous cacher dans un taillis de jeunes châtaigniers, et nous attendîmes, le regard fixe et l'oreille en éveil...
Malgré le soleil qui dardait d'aplomb et me faisait bouillir la cervelle, j'avais des tressaillements que je n'étais pas maître de réprimer. L'air de la liberté me grisait.
«Qu'as-tu donc ? me demanda Sauvageol à voix basse .... Reste tranquille.... Oh ! voici une alouette ... chut ... »
Il disait vrai : une belle alouette huppée était arrivée au bord de la mare. Je me raidis comme un pieu, et ne bougeai plus. Cependant, rien ne nous assurait que, pour boire, cette pimpante petite bête irait passer par nos portes étroites. L'alouette a une finesse extrême pour deviner les pièges et des ruses merveilleuses pour les éviter.... Du premier coup d'oeil, elle jugea la satuation: on voulait l'empêcher de boire. Elle fit le tour de la mare pour s'assurer si les abords en étaient défendus. Convaincue qu'il ne restait aucune autre brèche que les brèches dangereuses, elle se retira sur le sable, à deux pas de l'eau. Elle resta là quelques minutes, chauffant son ventre au soleil, silencieuse, méditative.... Enfin, elle revint à la mare, se dirigeant droit vers nos gluaux, en redressant sa petite huppe. Dieu ! elle était arrivée à l'endroit fatal : pour peu qu'elle inclinât son joli bec, elle était perdue !
La fine bête le comprit et, par un léger battement d'ailes fit un saut en arrière. Elle fut un instant immobile et sembla hésiter. Pourtant, elle ne pouvait partir sans avoir bu ! Elle revint vers l'eau; cette fois, lentement, posèment. Elle marcha de ce pas réfléchi jusqu'à l'une de nos petites ouvertures; puis là, par une pirouette rapide, tournant la tête vers la lande et jetant la queue sur le gluau, elle entraîna celui-ci à travers le sable, ayant soin de ne pas déployer ses ailes de peur de les embrasser.
Tant qu'elle sentit les plumes de sa queue alourdies par le fardeau qu'elles traînaient après elles, l'alouette alla à travers le sable sans repos et sans trève. Enfin, le gluau, terreux, chargé de brindilles, se détacha. L'oiseau, libre, but et s'envola.
Sauvageol marmotta entre ses dents : «Quel tour cette coquine nous a joué ! »
d'après Ferdinand Fabre
Julien Savignac
Ed. Fasquelle.