La chambre d'Erika.
Qui aide la mère à faire le pain une fois par quinzaine ? C'est Erika. Lorsque madame Rouquier a pétri la pâte, bien mélangé farine, eau et levain, c'est Erika qui emplit les paillons de tourtes molles et tièdes, les enfouit sous l'édredon rouge afin que la pâte lève à la chaleur.... Il sera tout de même meilleur, ce pain Rouquier, que celui qu'apporte le boulanger une fois par semaine, trituré dans son pétrin électrique et cuit au mazout. Le père Rouquier allume le four avec les fagots et maman fait un petit pain spécial pour Erika. Avec des châtaignes lorsque le vent d'automne les fait tomber, avec des raisins noirs lorsqu'il n'y a pas de châtaignes; avec rien du tout lorsque'il n'y a rien, mais c'est un petit pain gravé d'encoches, et c'est comme si on avait écrit dessus : ce petit pain est à Erika. Erika est contente tout simplement d'avoir un petit pain à elle, comme elle l'est de tout ce qui lui appartient, de tout ce qu'elle possède depuis sa poupée jusqu'à sa chambre....
Car Erika a sa chambre. Cela ne s'est jamais vu au village des collines. Les enfants ont toujours couché dans la chambre des parents, pour la bonne raison qu'il n'y a qu'une chambre et qu'une salle commune dans ces fermes....
Mme Rouquier a dit :
«Erika aura sa chambre ».
Elle a profité du séjour d'Erika à l'hôpital pour lui faire une surprise au retour....
Les voisins ont haussé les épaules.
- Elle l'élève comme une demoiselle. Rien n'est trop beau pour Erika. Déjà, on a fait un baptême avec deux kilos de dragées et un repas de quatorze plats: bouillon gras au vermicelle, bouilli, tête de veau en vinaigrette, lapin sauté, rôti de veau, poulet rôti, haricots blancs, salade, fromage, crème anglaise, biscuits, tarte aux pruneaux, fruits, gâteaux secs, et maintenant on lui fait une chambre comme à la ville, alors que la maison des Rouquier est la plus pauvre du village. Si les touristes la photographiaient l'été, cette maison, c'est qu'elle est coiffée de volubilis un peu fous et tout emmaillotée de pétunias....
Enfin, sans s'occuper du qu'en-dira-t-on, Mme Rouquier a débarrassé la mansarde de tout ce qui l'encombrait depuis trois générations, de tout ce qui n'était plus utile à la vie de tous les jours.... C'est ainsi qu'elle a transporté dans le hangar deux vieilles jarres à huile, le berceau de bois à balancette où ont couché sa mère, sa grand-mère, et peut-être son arrière-grand-mère, une «couade » rouillée : ce godet à long manche qui servait à prendre l'eau du seau, deux lampes à pétrole du temps où l'on n'avait pas l'électricité, mais que l'on garde pour les jours de panne ou d'orage, une couette de plumes provenant d'un lit de bois qui n'existe plus, une corbeille de tilleul, de vieux pneus de bicyclette, une chaise aux pieds cassés, et beaucoup de poussière et de toiles d'araignées. Le père Rouquier a passé les murs au lait de chaux. La mère a lessivé le vieux plancher. Elle a acheté de la cretonne à un marchand ambulant pour faire un dessus de lit. Elle a posé des rideaux à la lucarne, une étagère pour deux petits vases en porcelaine bleue gagnés à la tombola de l'école et quelques livres.
C'est bien vrai que les Rouquier ne savent qu'inventer pour choyer leur enfant. Peut-être parce qu'ils avaient désepéré d'en avoir. A la campagne, ne pas avoir d'enfant, c'est, plus qu'ailleurs, travailler pour rien. Aurait-on besoin d'élargir les champs, pièce à pièce, s'il n'y avait personne pour maintenir le nom sur la propriété .... Et puis, un enfant, c'est une aide permanente, et, sur ce plan-là aussi, Erika tient bien sa place à la ferme.
d'après Yvonne Meynier
Erika des collines
Ed. G.P. Rouge et Or.