La part du lion.

Ils étaient quatre, partis à la chasse ensemble: Gaëndé, le lion, maître du désert, avec sa crinière répandue en ondes épaisses sur son corps couleur de rouille, plus foncé aux genoux et au bout des oreilles; Ong Cop, le tigre, semblable à un gros chat rayé de jaune et de noir; Ténèv, la panthère, plus souple encore dans sa robe jaune, marquée jusqu'au bout de la queue d'ocelles noires; et N'Tila, le chacal, poil rèche, varié de noir et de roux, le plus petit, le plus chétif des quatre, mais le plus malin aussi et qui comptait bien profiter pour son compte de la chasse des grands.

Ils avaient trotté tout le jour, de compagnie, à travers les hautes herbes et les taillis épineux, cherchant les traces des proies sur le sable, et leur odeur dans le vent qui court.... Le soir venu, ils entassèrent leur butin; une gazelle mâle au front bossué de cornes aiguës, un sanglier au large mufle encadré de blancs favoris, et un de ces lièvres qui semblent courir sur le sol comme une pierre lancée par une fronde.

Les chasseurs avaient faim. Alors le lion dit au tigre:

- Fais vite les parts, O Tigre ! que nous puissions dîner.

Plus inquiet que touché par cette confiance et craignant de ne point satisfaire le roi du désert, Tigre répondit :

- Fais-les toi-même, O Lion, n'es-tu pas notre seigneur ?

- Je suis las, et n'en ai point envie.

- Alors, tire-les au sort; Allah est le plus savant, c'est lui qui choisira. Cette fois, Lion se fâche:

- Tigre, j'ai ordonné. A toi d'obéir.

Les crins blancs de ses moustaches se hérissaient, une flamme s'allumait dans ses yeux, soulignés, sur le pelage roux, par un trait blanc. Ong Cop, le tigre, tremblant, se hâta de distribuer les parts de gibier. Et il dit:

«Lion, tu auras la gazelle; moi, Tigre, je prendrai le sanglier; Panthère et Chacal se partageront le lièvre ».

Ong Cop pensait avoir bien fait les choses, et du regard il sollicitait l'approbation de Gaëndé, le lion. Mais celui-ci, levant sa patte armée de fortes griffes, d'un seul coup, et sans même se courroucer de nouveau, frappa Tigre qui s'abattit sur le sable, la jambe cassée. Sire Lion se détourna avec hauteur et indifférence:

«Tu ne sais pas faire un partage, déclara-t-il, méprisant, au blessé. Chacal, sépare les proies, et prends garde de me faire languir, j'ai faim . »

La voix royale résonnait en grongements rauques. N'Tila, le chacal, sa queue entre les jambes, s'empressa d'obéir. Il prit la gazelle dans sa gueule, la traîna jusqu'au lion, et lui en fit hommage en disant:

«Voici ton déjeuner, O mon seigneur ! »

Puis aussitôt Chacal saisit le sanglier, qu'il déposa devant Gaëndé en ajoutant :

«Et voilà pour ton dîner, O Lion; quant au lièvre, il suffira amplement pour Tigre, Panthère et moi-même. »

Ong Cop et Ténèv riaient jaune devant ce propos et leurs babines commençaient de se retrousser sur leurs dents. Mais Lion les foudroyant de son regard, acquiesça avec majesté:

«Cela est bon. Voilà un partage judicieux, et qui me plaît. Qui donc Chacal, t'apprit à si bien répartir le butin ? »

Et pour une fois, N'Tila, le chacal, répondit sans malice, en toute vérité:

«C'est la jambe cassée de Tigre, Seigneur. »

d'après Jean Mauclère

Contes arabes

Ed. Librairie Fernand Lanore.