Le cimetière des cachalots. II.
(L'évasion.)
Ross, Somerville et Rogers ont atteint le cimetière des cachalots. Malheureusement une avalanche de quartiers de rocs a obstrué la cheminée qui permettait l'accès à ce cimetière. Les hommes ne pourront repartir que par la mer. Mais la côte est infestée de requins particulièrement cruels, les orques ou épaulards. Néanmoins, les hommes tentent cette unique chance.
Le moment était arrivé, pour lequel nous avions tiré des plans et oeuvré pendant ces trois derniers mois. Et c'était le moment critique. Dès l'instant du départ, nous pouvions voir très clairement les orques. Ils se tenaient à leur poste habituel de patrouille, devant le rebord du glacier. Heureusement, ils ne manifestaient aucune tendance à s'approcher de la plage !
Ramant régulièrement mais sans précipitation, nous prenions la courbe de la baie. C'était une très belle nuit calme. Comme nous longions la rive sans bruit, la lune et les étoiles se mirent à nager en dessous de nous aussi bien qu'au-dessus, réfléchies avec une netteté rigoureuse dans une eau figée, aussi lisse qu'un miroir. Nous ramions en silence. Nos rames étaient assourdies, notre peau enduite de schiste broyé de façon à dissimuler sa pâleur. Quant au bateau, il avait été passé à l'huile de baleine pour étouffer les craquements. Bientôt, nous approchâmes de l'extrémité de la baie. La chance vint alors à notre secours, car le courant devint plus puissant et il nous procura une aide charitable, en sorte que nous contournâmes la terre sans avoir à donner un coup de rames. Nous restions toujours près du rivage, frôlant les falaises, regardant où pouvoir éventuellement mettre pied à terre, mais les falaises tombaient à pic dans la mer.
Je pouvais dénombrer les orques: il y en avait seize, d'énormes béliers d'assaut faits de chair, d'os et de cruauté. Ils étaient si près que je pouvais distinguer leurs taches blanches sur fond noir et l'étroit ruban jaune allant du ventre au mufle. Ils se déplaçaient rapidement. Je ramai avec plus de prudence encore. Le bruit d'un choc eût été fatal, à présent.
Nous longeâmes les falaises d'encore plus près. Je sentais la sueur dégouliner le long de mon échine.
C'est alors que cela se produisit.
Il y eut une commotion* brutale contre le rebord du glacier. Une paire d'orques s'en écartèrent et deux ailerons triangulaires, pareils à des voiles, se mirent à cingler dans notre direction, à toute allure. Ma gorge se déssécha. Un froid terrible m'inonda. Puis, les orques bifurquèrent. nous retenions notre respiration, mais ils nous dépassèrent comme des éclairs, à moins de cinquante mètres du bateau, en fôlatrant et en se poursuivant.
Bientôt, nous les perdîmes de vue.
Encore tremblants, nous continuâmes de ramer. Enfin, nous avons laissé les orques derrière nous. Lentement, presque imperceptiblement, l'espace qui nous séparait s'était agrandi, cent mètres, cent cinquante mètres, deux cents mètres...
d'après Ian Cameron
Le cimetière des cachalots
collection Plein vent dirigée par André Massepain
Ed. Robert Laffont
Titre original «The lost ones»
Traduit de l'anglais par Alika Watteau
*Une commotion est une secousse violente.