Une nuit... un canard.

Une poule a couvé des oeufs de cane. Onze canetons sont nés; l'un d'eux est plus petit que les autres.

Sa mère poule, sans qu'on sût pourquoi, le criblait de coups de bec. Je le pris chez moi, je l'installai dans une jatte à fraises où il eut, tout de suite, l'air d'un citron, et, dès qu'il fut guéri de ses coups de bec, il devint insupportable. Le matin, se dépétrant de ses chiffons, sautant du nid, en se dandinant, minuscule sur de larges pieds, il traversait toute la maison pour arriver devant mon lit. Là, ses courtes ailes jaunes haut dressées, le bec fendu jusqu'aux oreilles, ses yeux pointus luisant d'une malice extraordinaire, il poussait des clameurs aiguës, afin d'obtenir sa première pâtée qu'il engloutissait. Puis, il frétillait du croupion, cisaillait des brins de nattes par-ci, par-là, histoire d'essayer son bec, et salissait tout autour de lui, en se baignant dans un de ces plats bruns qui vont au four pour y cuire, souvent, l'un de ses semblables. Mais il était très drôle parce qu'il paraissait avoir conscience de son importance. Devenu grand, il me fallut l'éloigner, au moins le jour, car il coupait les étoffes d'une bec sûr de son tranchant. On le lâcha dans le jardin, où il eut pour mission de manger les escargots qui mangent la salade. Il avala les escargots ... et la salade !

Ses frères ayant disparu, un à un, du côté de la cuisine, il fut question de sa propre disparition, à laquelle je m'opposai énergiquement. Comme s'il avait compris ce danger, il se montra de plus en plus sauvage, faisant des trous dans la haie pour aller naviguer sur la rivière, maraudant, pillant les petits pois, les groseilles, le cassis et volant de la pâtée au chien de garde. Il découchait pendant plusieurs nuits de suite; on le croyait perdu, et il revenait, traînant de l'aile, s'étant battu avec les chats du voisinage.

- Tant qu'on ne lui aura pas rogné les ailes, disait la gardienne de très mauvaise humeur, ce canard-là aura des idées !

Seulement, il était si beau ! Un col vert à reflets d'émeraude..., un habit aux basques barrées de bleu paon sur un gilet de moire argentée. On n'osait pas le rogner, couper dans ces soieries miroitantes !

Or, un jour où passait justement là-haut, très haut, en plein azur, le triangle de ses frères sauvages, il disparut. Sur un signe mystérieux, il les rejoignit.

- Un canard de cinq livres ! s'envoler comme un hanneton ! gémissait la gardienne, scandalisée, je le disais bien qu'il fallait le rogner...

Une nuit d'automne, je fus réveillée par un cri singulier, un appel strident, j'écoutai. Un oiseau se débattait-il sous la morsure d'un ennemi, loutre ou brochet ?...

Trois nuits de suite, je fus réveillée par ce cri semblant se rapprocher de la maison pour demander du secours.

Cette troisième nuit, le cri du canard sauvage éclata presque sous mes fenêtres et me fit sauter au bas de mon lit. Je me souvenais...

- Si c'était lui, pourtant ! ...

Je ragardais derrière mes vitres. Il faisait un froid sec. La lune tendait sur le fleuve son index d'argent et me désignait, dansant, dans le flot plus clair, un tout petit vaisseau noir. Oui, un canard ! Mais quel canard ?

Vivement, mon peignoir, mes pantoufles et descendons... Il n'est pas normal qu'un canard sauvage se promène ainsi devant une maison habitée. Celui-ci est blessé ou il a très faim !

Qu'il me parut long de tourner des clés, de repousser les verrous ! Enfin la grille s'est ouverte. Je m'élance sur le chemin qui borde le fleuve. Le voilà ! Il aborde, le petit bateau noir, et il montre en grimpant sur la berge, un ventre argenté par un reflet de lune, puis il s'arrête sur le chemin, en face de moi, ses ailes largement étendues, dans un déploiement vainqueur. Il sait bien qui je suis ! Il est arrivé au port d'attache ! Et peu à peu, il replie ses ailes avec un cri rauque. C'est lui ! Il est grand, il est beau, quoique plus maigre. C'est mon canard ! Lentement, il vient à moi, de ce pas lourd et traînant des bêtes nageuses qui sont hors de l'eau, comme prisonnières d'un mauvais sort.

Je me baisse. Je le prends dans mes bras. Oh ! il ne pèse plus cinq livres, mais sa tête s'appuie sur ma poitrine avec le geste d'autrefois, et, sans essayer de se débattre, dans une confiance absolue, il laisse pendre sous lui ses longues pattes de peau jaune, comme des gants mouillés. Il n'est pas blessé. Il a faim parce que depuis trois jours, il n'ose plus sortir des roseaux où il se tenait blotti. Nous rentrons. Il mange goulûment une assiette de soupe grasse. Ayant fini sa soupe, sans explication inutile, il va se coucher sur le coin de la natte, devant le lit, met sa tête sous son aile et s'endort.

Rachilde.

Le théâtre des bêtes.

Ed. Mercure de France.