Dans les mers polaires. II.
(A la chasse aux morses.)
Debout devant la hutte, Yack, les yeux à demi-fermés, tira deux larges bouffées de sa courte pipe. Tout à l'heure il participerait à la chasse aux morses et la chasse serait rude !
D'abord il y eut une rumeur qui se fit plus distincte au fur et à mesure que les hommes avançaient. Kolpen, le chien, dressa les oreilles, lança coup sur coup deux aboiements brefs et fit mine de s'élancer en avant. Une ridicule tentative: ses pattes dérapaient sur la glace ! La rumeur ressemblait davantage à un souffle puissant, un halètement. C'était la nuit, la longue nuit polaire qui, tout d'un coup, était devenue bruissante. Le halètement, semblait naître de la nuit même, devant les hommes, derrière eux, les enveloppant. La nuit, le monde étaient devenus halètement.
Quelques trois cents mètres devant eux, la glace semblait vivre, animée de frissons, d'ondulations. Une brume opaque montait de la glace par vagues successives et le bruit naissait de cette brume. Les hommes firent encore quelques pas, puis Yack leva le bras et il s'immobilisèrent.
- Ychawa, le morse...
Il y avait bien pour le moins soixante-dix bêtes, entassées sur une étroite bande de terrain en bordure de la mer, qui se prélassaient, se roulaient sur elles-mêmes en respirant bruyamment. D'autres, allongées, la tête tournée sur le côté et les défenses en appui sur la glace, dormaient en ronflant.
Après quelques essais infructueux, Kolpen, d'instinct, sut coller ses pattes à la glace et sans attendre les hommes, il s'élança. A peine avait-il pris son élan qu'un morse de plus de six mètres, moustaches hérissées, mufle retroussé, se plaça sur la route du chien. Kolpen, crocs en avant, bondit, heurta le poitrail volumineux du monstre et boula sur la glace.
Son maître, Jorgen, avait levé son fusil mais la main de Yack se fit lourde sur son épaule.
- Ta balle se perdra dans la graisse ou s'écrasera contre les os de la tête d'Ychawa. Vise la naissance du cou, là où le cuir est le moins épais.
L'écho répercuta longuement, dans la nuit polaire, en une série de vibrations, de déchirements, le claquement de la détonation. Ce fut comme un signal et, en quelques secondes, les morses plongèrent dans les eaux glacées. Il n'y avait plus devant les hommes que le corps du morse tué.
Jorgen, le premier s'avança vers l'animal.
- Attention ! cria Yack.
Une masse sombre transparaissait sous la glace. Elle se dressa et la glace se rompit. Jorgen tira deux fois sans prendre le temps de viser: deux coups rapprochés qui étoilèrent la glace à quelques centimètres du mufle du morse. Le monstre siffla, un sifflement de fureur, qui passa sur les hommes comme une menace, puis disparut. Sous la mince couche de glace, son ombre se profilait, bientôt suivie d'une seconde, puis d'une troisième moins importante: la femelle et son petit. Le mâle en tête, ils avançaient inexorablement vers les hommes. Une deuxième fois la glace claqua et il y eut coup sur coup, deux claquements de fusil et le cri d'agonie du morse: un sifflement prolongé.
- Kolpen ! Ici !
Jorgen avait crié, mais trop tard. Emporté par son élan, le chien tomba, tête en avant dans le trou d'eau glacée. La femelle se précipita sur le chien, le saisit sous une nageoire et plongea rapidement. A travers l'eau claire, Jorgen suivit, aussi longtemps qu'il le put, la descente du morse et de son prisonnier. Sa gorge se serra.
- Kolpen ! Regardez ! Kolpen !
Soudain le chien, comme si une force inconnue venue des profondeurs l'avait propulsé, avait jailli hors de l'eau et ses pattes avaient pu prendre appui sur le rebord glissant. A travers les yeux plissés de Yack, filtra une lueur d'ironie.
- La cervelle d'Ychawa est aussi petite que son corps est gros !
Lorsque le mâle a été tué, la femelle a perdu la tête et n'a songé qu'à une chose: sauver son petit. Mais c'est le chien qu'elle a abrité sous sa nageoire. Elle a plongé et sans doute a-t-elle aperçu son petit, le vrai, nageant à ses côtés. Alors elle a lâché Kolpen et d'un violent coup de queue l'a aidé à remonter !
(à suivre)