Deux clients inattendus.
Sous l'occupation, une affichette placée dans la vitrine signalait les magasins tenus par des juifs. Évidemment, jamais un soldat allemand n'y entrait. Joseph et son frère, pour faire une farce se sont adossés à la vitrine, masquant l'affichette, et deux soldats S.S. (section de soldats entièrement dévoués à Hitler) sont entrés dans le salon de coiffure.
Henri a épousseté le col de Bibi Cohen qui a quitté le fauteuil et s'est dirigé vers la caisse. Nous sommes derrière, Maurice et moi, à suivre les événements.
J'ai un peu d'inquiétude au creux du ventre, là, on y est peut-être allé un peu fort.
Henri s'est tourné vers l'Allemand.
- Monsieur, s'il vous plaît.
Le S.S. s'est levé, s'est installé, la casquette sur les genoux.
- Bien dégagé ?
- Oui, la raie à droite, s'il vous plaît.
J'en suffoque derrière la machine enregistreuse. Un Allemand qui parle français ! Et bien encore, avec moins d'accent que beaucoup du quartier.
Je le regarde. Il a un étui de revolver tout petit, tout brillant, on aperçoit la crosse avec un anneau qui se balance un peu. Tout à l'heure il va comprendre où il est et va le sortir, pousser des cris et nous massacrer tous.
Duvallier lit le journal dans son coin. A côté de lui il y a Crémieux, un voisin qui travaille aux assurances, il amène son fils pour la brosse mensuelle. Je le connais, le fils Crémieux, il va à mon école et on joue à la récréation. Il ne bouge pas, il est petit, mais il donne en ce moment l'impression de vouloir l'être encore davantage.
Je ne me souviens plus des autres, j'ai dû bien les connaître pourtant, mais j'ai oublié, j'avais de plus en plus peur.
Je ne sais qu'une chose, c'est Albert qui a attaqué en aspergeant de lotion les cheveux crantés de son client.
- Pas drôle la guerre, hein !
Le S.S. a eu un sursaut. Ce devait être la première fois qu'un Français lui adressait la parole, et il a sauté dessus comme sur une aubaine.
- Non, pas drôle ...
Ils ont continué de parler, les autres s'en sont mêlés, ça devenait amical. L'Allemand traduisait pour son copain qui ne comprenait pas et participait par des hochements de tête qu'Henri essayait de maîtriser. Il ne s'agissait pas de lui flanquer une estafilade. La situation était déjà assez compliquée comme ça.
Je voyais Henri s'appliquer, mon père tirer la langue, et les fesses me cuisaient déjà de la fessée qui n'allait pas tarder; les deux soldats n'auraient pas passé la porte que je serais en travers, sur les genoux d'Albert, Maurice sur ceux d'Henri et il faudrait attendre qu'ils aient trop mal aux mains pour continuer.
- A vous, s'il vous plaît.
C'est mon père qui a pris le deuxième.
Là où j'ai ri quand même, malgré la trouille, c'est lorsque Samuel est entré.
Il passait souvent le soir, dire un petit bonjour. Il était brocanteur aux puces, à deux cents mètres, spécialité de vieilles pendules, mais on trouvait de tout dans son stand.
Il est entré joyeux.
- Salut tout le monde.
Papa avait la serviette à la main, il la déplia d'un coup sec avant de la passer au cou du S.S.
Samuel avait juste eu le temps de voir l'uniforme.
Ses yeux sont devenus plus ronds que mes billes et trois fois plus gros.
- Oh, oh, dit Samuel, oh, oh, oh, ...
- Et oui, dit mon père, on a du monde.
Samuel s'est lissé la moustache.
- Ça ne fait rien, a-t-il dit, je repasserai quand ce sera plus calme.
- D'accord.
Samuel ne bougeait toujours pas, sidéré, regardant les étranges clients. Il resta planté encore quelques secondes et disparut.
d'après Joseph Joffo
Un sac de billes
© 1973 Édition spéciale
J.C. Lattès. Paris.