A bord du Kon-Tiki. I.

Le Kon-Tiki est un radeau qui fut construit pour un jeune savant norvégien. Ce radeau, semblable à ceux des ancêtres des Indiens du Pérou, lui permit, avec cinq compagnons de traverser l'océan Pacifique, sans moteur et sans voiles, en se laissant entraîner par les courants.

Un jour, Knut eut sans le vouloir une petite séance de natation avec un requin. Il nous était interdit de nous éloigner pendant notre bain, à cause de la déviation du radeau, et à cause des requins. Mais un jour où la mer était particulièrement calme et où nous venions d'attraper les requins qui nous avaient suivis, une rapide trempette fut permise. Knut plongea le premier. Il s'était beaucoup éloigné avant de remonter à la surface pour revenir en nageant le crawl. A ce moment, nous vîmes une ombre plus grande que son corps monter derrière lui. Nous lançames un cri d'alarme, et il se dirigea de toutes ses forces vers le bord du radeau. Mais l'ombre appartenait à un nageur encore plus remarquable qui, s'élançant des profondeurs, gagnait sur Knut. Ils atteignirent l'embarcation en même temps. Un requin immense glissa sous le ventre de Knut, pendant que celui-ci grimpait à bord. Le requin s'arrêta tout à côté du radeau, nous lui donnâmes une bonne petite tête de dorade pour le remercier de n'avoir pas happé notre camarade.

Un divertissement très mouvementé consistait à attraper un requin par la queue. Il fallait d'abord lui donner à manger. Il était toujours prêt à sortir carrément la tête de l'eau si on lui offrait un bon morceau. Quand il se tournait ensuite tranquillement au moment de plonger, sa queue, frétillant au-dessus de l'eau, était facile à saisir. La peau offre autant de prise que du papier de verre, et il y a au bout de sa queue une échancrure qui semble n'être faite que pour permettre de mieux l'attraper. Une fois qu'on le tenait par là, on ne risquait plus de le lâcher. Il suffisait alors d'un mouvement brusque, pour tirer la plus grande partie possible de la queue par dessus bord. Pendant une seconde ou deux, le requin n'y comprenait rien, puis il se mettait à se tordre et à se débattre.

Mais un requin ne peut remuer vite sans l'aide de sa queue. Après quelques secousses désespérées, pendant lesquelles il fallait tenir bon, l'animal se décourageait et pendait comme ankylosé. Nous devions en profiter pour le hâler de toutes nos forces. Nous arrivions rarement à sortir de l'eau plus de la moitié du lourd poisson; mais alors, il se ranimait et faisait le reste de la besogne tout seul. Par des mouvements violents, il arrivait à retourner sa tête et à la poser sur le radeau. Il fallait s'écarter le plus vite possible, si l'on voulait sauver ses jambes. Car à ce moment, le requin n'était pas d'humeur aimable. Bondissant dans tous les sens, il frappait avec sa queue comme avec un marteau. L'énorme gueule s'ouvrait largement et les rangées de dents claquaient en l'air, essayant de saisir tout ce qui passait à leur portée.

Le perroquet était ravi quand nous avions un requin sur le pont. Il sortait de la cabine de bambou et, grimpant le long du mur, allait chercher sur le toit de palmes, un bon poste d'observation, à l'abri du danger. Une fois perché là, il secouait la tête ou sautillait d'un bout à l'autre du faîte du toit, en criant d'enthousiasme. Il était vite devenu un excellent marin, toujours débordant de gaieté. Nous comptions que nous étions sept à bord, nous six et le perroquet. La nuit, le perroquet rentrait dans sa cage, sous le plafond de la cabine, mais le jour, il se pavanait sur le pont, ou bien se suspendait au mât et aux cordages en exécutant des tours d'acrobatie. La bonne humeur et le brillant coloris du perroquet firent nos délices pendant deux mois, mais un jour, une grosse lame arrivant de l'arrière, l'emporta au moment où il descendait du mât. Quand nous nous aperçumes que notre ami était tombé à la mer, il était trop tard. Le Kon-Tiki ne pouvait ni s'arrêter, ni tourner.

(à suivre)