A bord du Kon-Tiki. II.

La perte du perroquet eut un effet déprimant sur nous le premier soir. Nous savions que la même chose exactement, nous arriverait si nous tombions du radeau lors d'un quart solitaire.

Nous rendîmes plus sévères nos règlements de sûreté. Pour les veilles nocturnes nous sortîmes des cordes de sauvetage toutes neuves. Un pas imprudent, un mouvement irréfléchi, pouvait nous envoyer, même en plein jour, où était allé le perroquet.

Un jour, Herman était en train de mesurer la vitesse du vent, quand le sac de couchage de Torstein dégringola hors du radeau. Et ce qui arriva pendant les secondes suivantes prit moins de temps qu'il n'en faut pour le raconter.

En essayant de saisir le sac au vol, Herman fit un pas imprudent et tomba à la mer. Nous entendîmes au milieu du fracas des vagues un faible cri d'appel, et nous vîmes la tête d'Herman et son bras qui nous faisait signe, en même temps qu'un objet verdâtre indistinct tourbillonnant autour de lui. Il luttait désespérément pour regagner le radeau, à travers les grandes vagues qui l'avaient éloigné du bord. Nous hurlâmes: «Un homme à la mer» ! de toutes la force de nos poumons, tout en nous précipitant vers le matériel de sauvetage le plus proche. Herman était un excellent nageur et nous gardions le faible espoir qu'il réussirait à gagner le radeau avant qu'il ne fût trop tard.

Herman était maintenant au niveau de l'arrière du radeau, à quelques mètres de distance, et il pouvait encore espérer arriver jusqu'à la pale du gouvernail et s'y agripper, mais elle lui échappa des doigts. Pendant que Bengt et moi mettions le dinghy à l'eau, Knut et Erik lancèrent la ceinture de sauvetage qui, pourvue d'une longue corde, était suspendue, toute prête, à un coin du toit de la cabine. Mais ce jour-là, le vent était si fort qu'il la rejeta. Après plusieurs lancements infructueux, Herman était déjà loin derrière nous, nageant de toutes ses forces, mais la distance qui le séparait du radeau ne faisait qu'augmenter. Il mettait son dernier espoir dans le dinghy. Freiné par l'amarre, le petit bateau de caoutchouc arriverait-il à rejoindre le nageur ?

Alors, nous vîmes soudain Knut plonger dans les vagues la tête la première. Il tenait la ceinture de sauvetage d'une main et nageait de son mieux. Chaque fois que la tête d'Herman apparaissait au sommet d'une vague, Knut avait disparu; chaque fois que Knut remontait, Herman n'était plus là. Mais enfin nous vîmes en même temps deux têtes; ils avaient nagé à la rencontre l'un de l'autre et s'accrochaient à la ceinture de sauvetage. Knut agita le bras et tous les quatre nous saisîmes la corde à laquelle était attachée la ceinture et halâmes de toutes nos forces, le regard fixé sur le grand objet sombre qui ondoyait derrière nos deux camarades. Un animal mystérieux poussait au-dessus des vagues un grand triangle verdâtre, ce qui avait causé une certaine émotion à Knut au moment où il nageait vers Herman. Seul Herman savait que ce triangle ne faisait pas partie d'un requin ni d'aucun autre monstre marin.

C'était un coin du sac de couchage imperméable de Torstein. Mais le sac ne flotta pas longtemps après que les deux camarades eurent été remontés sains et saufs. Quelle que fut la créature qui l'entraîna dans les profondeurs, elle venait de manquer une meilleure proie. Nous sentîmes tous pendant un bon moment un frisson nous glacer la moelle des os. A ce frisson se mêlait pourtant une chaude gratitude, parce que nous étions encore six à bord.

d'après Thor Heyerdahl

L'expédition du Kon-Tiki.

Sur un radeau à travers le Pacifique

traduit du norvégien par Marguerite Gay et Gerd de Mautord

Ed. Albin Michel.